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2023, 05 Mai . La question du mois . intelligence . intelligence artificielle . Alain Dutech . PsyphinePsyphine : regards croisés sur les intelligences
Qu’ils aient une fonction pratique ou ludique, les objets dotés d’une intelligence artificielle occupent une place de plus en plus importante dans notre quotidien. Qu’en attendons-nous ? Quelles relations entretenons-nous avec eux ? En quoi celles-ci influent-elles sur nos interactions avec les autres ou avec le monde ? Autant de questions auxquelles le groupe Psyphine apporte des éléments de réflexion, sinon de réponses, en croisant approches disciplinaires et pratiques scientifiques.
Bien malin celui qui prétendrait définir avec précision ce qu’est l’intelligence. Si s’impose instinctivement l’idée qu’y parvenir nécessite a minima d’être intelligent, cela ne constitue en rien une condition suffisante. « Je ne sais pas ce qu’est l’intelligence, ni s’il y a une ou des intelligences » constate Alain Dutech, chercheur Inria en intelligence artificielle, spécialisé dans le domaine de l’apprentissage par renforcement au sein du Loria et membre-fondateur du groupe Psyphine. « Je préfère parler de capacités cognitives, de savoir apprendre, mémoriser, faire des rapprochements, des analogies, des raisonnements. Ce sont des marqueurs de l’intelligence mais ça ne la définit pas. » Quant à l’intelligence artificielle, qui fait si souvent la une de l’actualité, Alain Dutech estime que l’appellation relève surtout d’un concept médiatique « sur-vendeur » avant de rappeler, à toutes fins utiles, qu’« une machine comme Chat GPT, aussi efficace soit-elle, ne comprend pas ce qu’elle fait. L’intelligence artificielle est le nom donné à un domaine scientifique dont l’un des objectifs est de comprendre l’intelligence humaine par un moyen propre aux informaticiens. » Comprendre les mécanismes de la cognition en organisant la rencontre entre une intelligence humaine et une intelligence artificielle afin d’analyser les modalités de leur éventuelle interaction, tel est donc l’objectif que s’est fixé Psyphine, groupe pluridisciplinaire créé en 2011 au sein de l’Université de Lorraine.
Des intentions et une vie intérieure
« Pour qu’il y ait une véritable interaction entre deux êtres humains, chacun doit partir du principe que l’autre a, au même titre que lui, des capacités cognitives, qu’il est capable de le comprendre, parce qu’il a des intentions et une vie intérieure » explique Alain Dutech. Que se passe-t-il alors lorsqu’un individu se trouve face à un artefact, un « objet à comportements » visiblement élaboré et construit par un être humain ? Des interactions peuvent-elles s’établir entre eux ? De quelle nature et à quelles conditions ? Des questionnements d’importance à une époque où notre environnement est envahi d’objets connectés dont l’intelligence artificielle suscite, souvent par méconnaissance de ses principes de fonctionnement, autant de fantasmes que d’inquiétudes.
Pour tenter d’y répondre, les membres de Psyphine utilisent comme artefact une sorte de lampe d’architecte motorisée et munie d’une caméra dissimulée dans son abat-jour, animée grâce à un programme informatique qui tient compte des mouvements environnants. « Nous plaçons deux personnes volontaires devant la lampe après leur avoir donné une consigne comme “Essayez de savoir si la lampe est téléguidée par un être humain ou animée par une intelligence artificielle“. Mais leur réponse nous intéresse moins que la façon dont ils se comportent, entre eux et vis-à-vis de l’objet, ou les explications qu’ils en donnent. Nous essayons de comprendre si les gens éprouvent de l’empathie pour la lampe, par exemple, ou s’ils lui prêtent de l’intentionnalité. »
Comprendre les logiques d’action
Au cours du temps, les modalités d’organisation de Psyphine n’ont pas cessé d’évoluer. Sous l’impulsion des membres du groupe issus des sciences humaines et sociales en particulier, l’expérience qui était initialement organisée en laboratoire s’est externalisée dans des lieux publics, ou encore le principe d’auto-confrontation a été ajouté. « C’est une méthodologie d’enquête qui vient de l’analyse clinique de l’activité, précise Virginie André, maîtresse de conférences HDR en sciences du langage, spécialisée dans l’analyse sociolinguistique des interactions et membre du laboratoire ATILF. Elle consiste à filmer des personnes qui exécutent une tâche puis à leur présenter les images en leur demandant de commenter les gestes qu’ils ont fait. Cela permet de mieux comprendre les logiques d’actions des participants et de limiter les risques de surinterprétation. » Groupe à géométrie variable, Psyphine s’est voulu dès sa création multidisciplinaire. Il compte actuellement dans ses rangs trois informaticiens d’Inria et du Loria, un psychologue, deux linguistes, un neuroscientifique, deux philosophes et un anthropologue. Si chacune des disciplines représentées participe à l’évolution du protocole expérimental en apportant ses spécificités méthodologiques, elles interviennent de la même manière dans l’analyse des données et, au-delà, s’enrichissent en retour des confrontations qui en résultent. « Les réflexions que nous menons collectivement réinterrogent nos disciplines, témoigne Virginie André. Nous ne sommes pas toujours d’accord, parce que nous avons chacun nos définitions, ne serait-ce que sur la notion d’interaction, mais ce qui est intéressant justement c’est de devoir expliciter les termes afin de trouver un vocabulaire partagé. »
Une approche transdisciplinaire
« Le sujet d’étude de Psyphine n’est plus seulement l’interaction homme-machine, ses conséquences sur la cognition et ce que ça dit de l’intelligence, ajoute Alain Dutech, mais aussi l’intérêt d’une organisation pluridisciplinaire, quelles difficultés cela implique et quels avantages il est possible d’en retirer. » Il s’agit bien d’une approche transdisciplinaire dans laquelle les hypothèses ou savoirs ne sont plus simplement juxtaposés mais intimement mêlés, pour apporter autant de réponses qu’ils appellent de nouvelles questions. Ce que d’aucun appelle : apprendre en marchant.
Et Psyphine compte bien marcher longtemps. « Nous ne manquons pas d’idées ni d’envies. Nous avons fait construire une autre version de notre lampe articulée, avec les mêmes capacités mais une apparence plus design pour voir si cela influe sur la réaction des sujets. Nous avons également ajouté des leds qui peuvent changer de couleurs et réfléchissons à l’opportunité d’installer des micros pour que l’algorithme intègre les sons. »
Les résultats de ces recherches, Psyphine les partage sur son site internet, dans ses publications ou encore lors de rencontres et conférences. La prochaine, baptisée Drôles d’objets : un nouvel art de faire, se tiendra à Nancy du 15 au 17 mai 2023. « Nous avons organisé la manifestation, dont le format est celui des rencontres scientifiques construites sur des appels à contributions, autour de tables rondes pendant lesquelles diverses disciplines échangeront sur une thématique donnée, annonce Alain Dutech. Il y aura aussi une conférence orientée vers un public plus large au Muséum-Aquarium de Nancy, des ateliers et des expositions. Nous nous adressons plutôt aux chercheurs et enseignants- chercheurs mais c’est ouvert à tous sur simple inscription. » Partager, échanger, s’ouvrir à la diversité et à l’imprévu pour tenter de bâtir un tout supérieur à la somme des parties. Ça pourrait être ça, l’intelligence.
« Ce qui est assez constant dans l’interaction humain-robot, c’est que la machine crée une tension entre les doutes et les croyances que les gens ont à propos de son fonctionnement. C’est une notion importante dans la théorie anthropologique de l’action rituelle et de la pensée symbolique. Quand nous avons affaire à un objet réputé intelligent, comme notre lampe articulée, nous avons des soupçons sur ce qui l’anime et sommes prêts, même temporairement, à le doter d’une intériorité, d’intentions, d’un pouvoir d’agir. Les expériences de Psyphine apportent des éléments pour mieux comprendre ce type de relations. »
Joffrey Becker, docteur en anthropologie sociale et en ethnologie
Auteur de l’article, Olivier Pion, agence Kogito
En savoir plus :
- Site web de Psyphine
- La conférence « Drôles d’objets : un nouvel art de faire » à Nancy du 15 au 17 mai 2023
- L’ouvrage Que prêtons-nous aux machines ? Approches interdisciplinaires des interactions homme-robot sous la coordination éditoriale du collectif Psyphine aux Presses Universitaires de Nancy
Crédit photos : ©Joffrey Becker, ©Psyphine
Dernière modification : septembre 2024. Ce contenu est obsolète.