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  Texte . 2018, 01 Janvier . Culture Générale . Bonne feuille . . . . .

Critique de l’esprit critique.

De quoi parle-t-on ?

L’esprit critique est une démarche de questionnement des opinions ou des théories. Je m’intéresse aux arguments utilisés, à ce qui conduit à les exprimer.

Je fais preuve de curiosité pour le point de vue des autres :

« ce que tu dis m’intéresse ».

J’offre volontiers une écoute sincère et bienveillante. Je me positionne de manière modeste, mais reste lucide sur ce qui est dit et ce que l’on sait :

« pensons par nous-même, sans préjugé ».

Car les affirmations ne sont à priori ni vraies ni fausses, ce sont des hypothèses, que l’on se donne le droit d’examiner, sans porter de jugement, pour retenir celles qui résistent mieux que les autres à la réalité des faits ou à l’examen de notre raison.

« Oui mais tu es d’accord avec moi ou pas ? »

J’ai aussi le droit de ne pas trancher : de prendre un peu de temps pour comprendre comment s’est formé ta façon de penser ; et qu’elles en sont les conséquences ; et de discerner ce qui est un fait établi, de ce qui est un simple exemple ou un avis (que je respecte) ; je peux aussi avoir besoin d’en savoir plus, de découvrir que les choses sont peut-être plus complexes qu’on pourrait le penser.

Et surtout, dans la démarche de l’esprit critique on ne cherche pas à convaincre un tiers à se rallier à sa cause ou à être d’accord avec soi, mais à l’aider à construire sa propre vision d’une vérité.

« Hou là là, les choses sont compliquées avec toi ! »

Il est vrai que ce n’est pas facile de définir l’esprit critique, puisqu’il s’agit justement de quelque chose d’assez large, qui n’est pas figé. Prenons le risque de partager ici une proposition … à critiquer 🙂 Disons, pour en discuter, que c’est à la fois un état d’esprit et un ensemble de compétences (résumées dans les carrés bleus) :

 

« est ce que ça te parle ? »

« Oui, mais doit-on utiliser l’esprit critique pour tout du matin au soir ? »

« Non ! Tu as totalement raison »

 

Les limites de l’esprit critique.

L’esprit critique n’a certes pas lieu de s’exercer tout le temps.

Dans le métro parisien, quelle surprise, voilà un tigre qui arrive :

« c’est une espèce (elle-même divisée en neuf sous-espèces) de mammifère carnivore de la famille des félidés (Felidae) du genre … »

« Stop ! Ou plutôt : sauve qui peut !! Ce n’est sûrement pas le moment d’exercer son esprit critique mais de … courir ! »

« Certes, mais la probabilité qu’il y ait vraiment un tigre station « Edgard Quinet » est inférieure à celle de » …

« Euh ça te dérange-pas là qu’on te laisse seul·e confronter ton hypothèse aux faits ? »

Il est clair que ce n’est pas en déployant son esprit critique qu’on a le plus de chance de survivre ici. C’est logique : si je fuis mais que ce n’était pas un vrai tigre, je suis certes un peu ridicule, mais … vivant ! Tandis que sinon …

D’ailleurs, ce que nous comprenons du cerveau montre que ce n’est pas en développant notre esprit critique que notre frêle espèce a survécu, mais plutôt en acquérant des comportements relativement prédéfinis et « opérants » c’est à dire permettant de déclencher une action adaptée à la plupart des situations critiques qui peuvent arriver, et en généralisant à d’autres cas, ce qui a été appris sur des cas particuliers. Cela ne marche pas toujours, et ce n’est pas très scientifique, mais cela a servi à notre espèce humaine d’être en vie.

Et puis, lorsque tu es venu·e me dire que tu m’aimes de tout ton être, et que j’étais la personne de ta vie, tu n’attendais pas en réponse que je te dise : « oh, voici une hypothèse fort intéressante, analysons ensemble les causes socio-culturelles de ce ressenti psycho-somatique pour en faire conjointement l’étude critique 🙂 ».

Bien entendu, en science, l’esprit critique doit prévaloir. Vraiment tout le temps ? Dois-je remettre en cause chaque résultat (par exemple refaire toutes les démonstrations mathématiques pour me forger ma propre certitude), douter de tous les résultats scientifiques puisque Albert Einstein lui-même a commis la « plus grosse » erreur de toute la physique ? Ce ne serait pas très efficace, et le travail collectif de la communauté scientifique repose sur la confiance. Le point clés est de prendre le risque de travailler avec des modèles réfutables.

Cette idée peut paraître surprenante : une hypothèse est scientifique si, sans être (encore) réfutée, on peut concevoir une expérience capable de la réfuter. Ainsi, le fait qu’il y ait des petits elfes magiques invisibles roses fluo qui habitent dans la forêt de Brocéliande, alias Quintin, n’est pas scientifique, non pas parce que c’est faux (qui peut prouver que non : ils sont totalement invisibles !), mais non réfutable. De plus, qui peut s’arroger le droit de m’empêcher de rêver (en rose fluo) ?

« Ah ben ça alors !!! Te voilà bien critique sur l’esprit critique que tu veux partager »

« formidable, j’ai réussi quelque chose : regarde »

 

 

Comment partager l’esprit critique ?

Oui regarde : je n’ai pas cherché à te convaincre en argumentant de l’intérêt de l’esprit critique, mais j’ai cherché avec sincérité à réfléchir avec toi sur ce sujet, en prenant le risque de remettre en cause mon propre point de vue.

Te voilà devenu curieux sur ce sujet : c’est l’essentiel. Osons le pluralisme. Discernons ce que nous savons avec une certaine certitude, de ce qui est une interprétation, ou une simple préférence. Soyons curieux de la manière dont se forment les connaissances : débattre de savoir si il y a vraiment des êtres magiques dans la forêt de Quintin serait vain, se demander pourquoi j’en suis arrivé à me l’imaginer et à y croire, me serait bien plus utile.

Et si je faisais partie d’une secte délétère, plutôt que de me jeter à la figure je ne sais quelle argumentation critique qui ne ferait que me braquer dans la justification à outrance de ma posture, tu m’aiderais bien plus en m’acceptant avec ce besoin d’appartenance à un tel groupe, fut-il toxique, et en me proposant d’expliquer la démarche qui m’a conduit à cette extrême, m’offrant alors la chance de prendre du recul.

Ainsi, si on présente l’esprit critique comme allant de pair avec une idéologie « républicaine », non religieuse, forcément objective (voir même positiviste), excluant toute superstition, quoi de pire pour exclure d’emblée un·e croyant·e, ou qui s’est construit sa vision du monde à partir de savoirs traditionnels ? ​Une personne croyante peut très bien adopter une démarche d’esprit critique, y compris vis à vis de sa croyance, dans le but non pas de l’atténuer ou de la remettre en question mais de l’éclairer, voir de la faire évoluer …

« Ah ouais : en fait tu dis qu’il vaut mieux manipuler son interlocuteur …
… qu’argumenter objectivement, il est joli ton esprit critique !!! »

« Excellente critique, pleine d’esprit ! »

Ta remarque est doublement pertinente : transparence oblige et émotion inflige. Oui, ce qui va convaincre un humain est bien plus souvent du domaine de l’émotion, du sensible, que de la raison. Combien de fois constate-t-on que c’est par son enthousiasme, voir en montrant aussi ses propres limites, qu’un·e scientifique va partager sa passion et la démarche scientifique avec cette nécessité de prendre du recul sur les choses, d’apprendre à évaluer, à s’informer, à questionner, y compris dans notre quotidien. Il n’y a pas de mal à faire appel à tes émotions, c’est même assez sympa, mais il y a un immense « mais ».

Le « mais » est de le faire de manière transparente, de prendre le temps de se retourner sur sa démarche elle-même, de dire regarde « j’ai fait appel à tes émotions » et je te le dis pour ne jamais te tromper en aucune façon. Il faut partager les contenus, avec la démarche de partage de ces contenus : on parle de médiation scientifique participative.

« c’est curieux tu ne m’as pas fait changer d’avis, mais m’a permis de voir les choses autrement, en plus grand …
mais je ne vois toujours pas l’utilité ! »

 

À quoi bon développer son esprit critique ?

C’est la question la plus importante, mais aussi la plus facile à résumer. Pour quoi développer son esprit critique ? Pour ne pas se laisser abuser par les fausses nouvelles qui peuvent circuler, oui par les médias qui -pour survivre commercialement- ont besoin de nous alpaguer par du sensationnel ou sur-communiquer sur des faits divers, pendant que des informations de fond moins vendeuses sont masquées ; pour offrir une alternative à cette société qui semble ne nous offrir qu’être pour ou contre et non penser de manière nouvelle ou alternative, quel que soit le sujet ; pour que moi ou toi nous restions vraiment libre de choisir selon nos aspirations profondes et pas sous l’influence de qui parle beau à défaut de parler vrai ; pour faire des choix éclairés dans notre vie de tous les jours et aussi pour le plaisir : car il y a grand plaisir intellectuel, tu sais, à « faire un usage libre et public de sa raison » comme disait Emmanuel (on parle ici de Emmanuel Kant :) ). Voilà pour quoi il faut de manière critique développer son esprit critique.

« t’as rien à ajouter ? »
« si : moi aussi je t’aime de tout mon être (imaginaire), c’est toi mon petit elfe rose fluo magique »

 

 

Texte de synthèse des propos de Camille Volovitch, Christophe Michel, Elena Pasquinelli et Nicolas Gauvrit lors de la table ronde sur l’esprit critique proposé lors du séminaire de médiation scientifique Inria, édités par Sylvie Boldo et Thierry Viéville.


Pour aller plus loin :

Former l’esprit critique des élèves

Esprit scientifique, esprit critique

Jouer à débattre

Raison et psychologie

L’arbre des connaissances

Esprit critique

Mon cerveau ce héros

Isoloir : la citoyenneté numérique, c’est possible ?

Dernière modification : février 2023.
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